L'OCTUPLE SENTIER
Quelle est, bhikkhū, la voie menant à l'extinction de la souffrance ? C'est le noble sentier octuple de la vue juste, de l'intention juste, de la parole juste, de l'action juste, du moyen d'existence juste, de l'effort juste, de l'attention juste, de la concentration mentale juste.
1) La vue juste (sammā diṭṭhi)
Les
« vues », les « croyances », les « doctrines » conditionnent
nos choix, nos buts et nos actes. Compte tenu de ces conséquences,
il est nécessaire et justifié de diviser ces « vues » entre
celles qui sont « justes », c'est-à-dire qui reposent sur la réalité, et celles qui sont
erronées, c'est-à-dire qui reposent sur une vision de la réalité
déformée par le désir, l'aversion et l'illusion.
Le Bouddha
souligne qu'il ne voit aucun facteur plus responsable des états non
profitables et de la souffrance que les vues erronées et aucun
facteur plus générateur d'états profitables et de bonheur que les
vues correctes.
La vue juste comprend deux niveaux : le premier concerne les lois
qui gouvernent le progrès spirituel à l'intérieur du cycle des
renaissances, les principes qui mènent aux divers états
d'existence, à la souffrance ou au bonheur en ce monde ; le second
concerne les principes essentiels à la libération, ceux qui mènent
à l'émancipation du cycle des re-naissances.
La vue juste «
mondaine » consiste en une compréhension correcte de la loi du
kamma (skt. karma) ; son nom littéral est "kammassakata
sammādiṭṭhi",
«la vue juste concernant la propriété de l'action
intentionnelle».
La vue juste « supra-mondaine » consiste en
une compréhension correcte du Dhamma dans son ensemble tel qu'il est
résumé par les « quatre nobles vérités » :
Lorsqu'un noble disciple comprend ainsi la souffrance, l'origine de la souffrance, la cessation de la souffrance et le chemin menant à la cessation de la souffrance (...) il met fin ici et maintenant à la souffrance. A ce point, frère, le noble disciple a aussi la vue juste, sa vue est droite, il est rempli d'une ferme confiance dans le Dhamma, il atteint ce vrai Dhamma.
Cette vue juste débute généralement par une compréhension intellectuelle des quatre vérités ; elle ne devient complète qu'avec l'atteinte de leur compréhension directe, intuitive.
La
vue juste est placée en tête de l'octuple sentier parce que c'est
elle qui sert de guide sur ce sentier : elle permet d'en comprendre
le point de départ, le point de destination et les méandres du
cheminement intermédiaire. Suivre le « noble sentier octuple »
relève certes de la pratique plus que de la connaissance
intellectuelle, mais la pratique correcte du sentier implique de le
comprendre correctement : la compréhension juste du sentier fait
donc elle-même partie du sentier.
La vue juste est ce qui lie les
deux composantes du bouddhisme, la doctrine et la discipline :
l'unité interne du Dhamma-Vinaya est assurée par le fait que la
quatrième noble vérité, celle du chemin menant à la cessation de
la souffrance est le « noble sentier octuple »... et que la
première branche du « noble sentier octuple » est la compréhension
des « quatre nobles vérités ».
2) L'intention juste (sammā saṅkappa)
"Saṅkappa"
signifie le fait de viser quelque chose, la détermination, la
résolution ; la justesse, "sammā",
renvoie ici autant au choix de la cible qu'à l'état d'esprit de
celui qui décide de l'atteindre ; la traduction par intention (la
volonté que l'on a de faire quelque chose) est donc la plus
pertinente.
L'intention interagit avec la vue : les vues
conditionnent les désirs et les décisions qui en découlent ; les
désirs conditionnent les vues qui leur servent de justification.
L'intention juste et la vue juste forgent donc ensemble les
conditions d'un esprit correctement engagé sur la voie.
L'intention
juste est placée entre la vue juste et la triade des facteurs moraux
parce que c'est bien la fonction intentionnelle de l'esprit qui
constitue le lien entre la fonction cognitive et les modes actifs
d'engagement dans le monde : lorsque prévaut une vue erronée, il
s'ensuit une intention incorrecte qui se traduit en actions
moralement non profitables ; lorsque les intentions sont justes, les
actions seront profitables, une vue juste étant la plus sûre
garantie de la justesse des intentions.
Compte tenu de l'interaction entre la vue et l'intention, il est
inévitable que la vue juste, c'est-à-dire la connaissance des
quatre vérités, détermine la nature des intentions justes :
lorsque nous réalisons l'omniprésence de la souffrance et que nous
comprenons qu'elle dérive du désir, notre esprit se tourne vers la
renonciation ; telle est la première intention juste. Lorsque nous
constatons que les autres êtres sont également soumis à la
souffrance et aspirent comme nous à s'en libérer, notre esprit se
tourne vers le souhait qu'ils soient heureux, et vers le souhait
qu'ils ne soient plus exposés à la souffrance ; telles sont les
deux autres intentions justes, la bienveillance et la non-violence.
La première intention, celle de la renonciation (nekkhamma), prend le contrepied du premier des « trois feux » : le désir. La voie du monde est celle du désir et ceux qui suivent le courant du désir restent prisonniers du flot des renaissances. L'enseignement du Bouddha est à contre courant des tendances mondaines : il faut impérativement résister à l'attraction du désir et si possible y renoncer. Le désir doit être ainsi abandonné non pas parce qu'il est moralement « mauvais » mais parce qu'il est une racine de la souffrance. Tel est bien ce qu'énoncent les trois premières nobles vérités :
Voici, bhikkhū, la noble vérité de la souffrance : (...) être séparé de ce que l'on aime ou de ce qui plaît est souffrance, ne pas obtenir ce que l'on désire est souffrance (...)
Voici, bhikkhū, la noble vérité de l'origine de la souffrance : c'est le désir, lié au plaisir et à la convoitise, qui produit les re-naissances. Il fait ses délices de ceci et de cela, autrement dit c'est le désir tendu vers le plaisir des sens, le désir de l'existence ou du devenir et le désir de la non existence ou de l'annihilation.
Voici, bhikkhū, la noble vérité de la cessation de la souffrance : c'est éteindre complètement le désir, l'abandonner, y renoncer, s'en libérer, s'en détacher.
Le
Bouddha n'exige pas que tous les êtres quittent immédiatement la
vie mondaine pour la vie « sans demeure » ; le degré de
renonciation d'une personne dépend de ses dispositions et de sa
motivation. Il n'en reste pas moins vrai que la libération exige la
complète éradication du désir et que la rapidité de la
progression sur le chemin dépend du degré d'abandon du désir. Se
défaire de l'attraction du désir n'est certes pas chose aisée,
mais la difficulté n'en abroge pas la nécessité.
Une fois
comprise la nécessité de briser les liens du désir se pose la
question de la méthode à employer pour y parvenir. Le Bouddha,
contrairement à tant d'autres religieux, ne choisit pas la voie de
la répression, mais celle de la compréhension : nous n'avons pas à
rompre brutalement avec tout ce que nous désirons ; il « suffit »
d'examiner attentivement le désir et de réaliser sa véritable
nature pour que celui-ci s'apaise et tombe de lui-même, quasiment
sans combat. Réaliser la nature du désir, c'est naturellement
mettre en lumière ses liens avec la souffrance et l'impermanence,
une démonstration à laquelle est consacrée une large part des
enseignements théoriques et pratiques.
La
seconde intention, celle de l'absence de malveillance (abyāpāda),
donc de la bienveillance, prend le contrepied du second des «trois
feux» : l'aversion. Pour combattre cette aversion, ici encore, le
Bouddha ne choisit pas la voie de la répression car il sait qu'elle
n'aurait pour effet que de détourner l'aversion vers l'intérieur de
l'être, contre l'être lui-même, ce que la psychologie moderne
connaît bien sous la forme de la dépression chronique, de
l'auto-dénigrement ou des tendances aux accès de violence
irrationnels. Le remède proposé par le Bouddha est le développement
doux et progressif d'une qualité : mettā.
Dérivé du mot "metti",
« l'amitié », "mettā"
n'est ni un simple sentiment amical, ni une bonne volonté
sentimentale, ni la réponse obligée à un impératif moral ou à un
commandement divin : il s'agit d'une intense sensation d'amour non
égoïste pour les êtres ; cette qualité est développée à
travers une pratique méditative spécifique, "metta-bhāvanā"
qui, à son apogée, donne accès à l'un des quatre « illimités »,
à l'une des quatre «divines demeures», une façon d'être centrée
sur le vœu rayonnant du bonheur pour tous les êtres.
La
troisième intention, celle de la non-violence (avihiṃsā),
complète la seconde : guidée par la compassion (karuṇā),
elle a pour fonction de s'opposer aux pensées violentes et
agressives. Tout comme la bienveillance, la compassion apparaît
lorsque l'on pénètre l'intériorité des autres êtres, lorsque
l'on ressent leur souffrance comme semblable à la nôtre et que l'on
souhaite ardemment les voir libérés de toutes les formes de dukkha.
Ici encore, il ne s'agit pas d'un intérêt bénin pour les autres
mais d'une qualité qui doit être développée à travers la
méditation et qui, à son apogée, donnera également accès à l'un
des quatre « illimités ».
On aura observé que ces trois
intentions sont « négatives » : tout simplement parce qu'avant de
prendre leur autonomie et de « se positiver » elles se posent en
s'opposant aux tendances naturelles de l'être. Parce qu'elles vont
contre le courant, ces trois intentions ne peuvent donc pas faire
l'objet d'une simple exploration intellectuelle : elles doivent être
régulièrement et profondément cultivées par la méditation ; et
cette culture produit des tendances, des inclinations qui donnent
définitivement à l'esprit une direction positive.
Tout ce à quoi un bhikkhu s'exerce par la pensée et la méditation, cela devient une tendance de sa conscience. Si un bhikkhu s'exerce de manière continue avec une pensée imprégnée par la renonciation, s'il abandonne toute pensée imprégnée par la sensualité, son esprit est modelé par cette pensée imprégnée par la renonciation. Si un bhikkhu s'exerce de manière continue avec une pensée imprégnée par l'absence de malveillance, s'il abandonne toute pensée imprégnée par la malveillance, son esprit est modelé par cette pensée imprégnée par l'absence de malveillance. Si un bhikkhu s'exerce de manière continue avec une pensée imprégnée par la non-violence, s'il abandonne toute pensée imprégnée par la violence, son esprit est modelé par cette pensée imprégnée par la non-violence.
3) La parole juste (sammā vācā)
Le
Bouddha répartit la « parole juste » en quatre catégories -
l'abstention du mensonge, l'abstention de la calomnie, l'abstention
des paroles dures et l'abstention du bavardage - dans lesquelles on
reconnaîtra une déclinaison du quatrième des « cinq préceptes ».
Bien que les effets de la parole soient moins immédiatement évidents
que ceux de l'action physique, ils ne doivent pas pour autant être
sous-estimés : la parole comme sa prolongation écrite peuvent avoir
des conséquences considérables, tant personnelles que
collectives.
La première forme de parole juste est d'abord
présentée sous forme d'une abstention dans la mesure où, ici
aussi, il est pédagogiquement préférable de partir de la réalité
d'une tendance naturelle au mensonge (musāvāda)
dont le disciple devra se départir. Les démonstrations du Bouddha
n'omettent cependant jamais le versant positif de ce précepte, le
fait de dire la vérité :
Il faut éviter le mensonge et s'en abstenir. Il faut dire la vérité, être fidèle à la vérité, fiable, digne de confiance.
Aucune exception à ce principe n'est acceptable ; même un mensonge destiné à faire plaisir ou à ne pas causer de souffrance est négatif. Si dire une vérité peut provoquer de la souffrance, il est préférable, à l'exemple du Bouddha, de choisir le silence.
Par conséquent, il ne faut jamais, en le sachant, dire de mensonge, que ce soit pour son propre bien, pour celui d'une autre personne ou pour quelque bien que ce soit.
«
En le sachant » est une précision importante : comme pour toute
action, le facteur déterminant est l'intention. Le mensonge non
intentionnel est sans conséquence éthique ou spirituelle ; le
mensonge porteur d'effets est celui qui repose sur le désir (mentir
pour en tirer bénéfice), sur l'aversion (mentir pour nuire) ou sur
l'égarement (le mensonge irrationnel ou compulsif, l'exagération
intéressée, le mensonge pour plaisanter).
Pour le Bouddha, le mensonge doit être évité car il est
dévastateur pour la cohésion sociale en général, et pour celle de
la communauté des moines en particulier. Beaucoup plus profondément,
le Bouddha enseigne que la sagesse est la réalisation de la vérité
(sacca),
c'est-à-dire des choses telles qu'elles sont : dire la vérité
établit une correspondance entre notre comportement et la voie vers
la libération ; de ce fait, bien plus qu'un principe éthique, la
dévotion pour la parole vraie est une façon de nous situer dans la
réalité plutôt que dans l'illusion, de nous situer dans la vérité
marquée par la sagesse plutôt que dans les fantasmes tissés par le
désir.
La seconde forme de « parole juste » est l'abstention de la calomnie (pisuna vaca), elle aussi facteur de discorde, et la pratique de son contraire, les paroles de concorde :
Il évite la calomnie et s'en abstient. Ce qu'il a entendu ici, il ne le répète pas là-bas pour ne pas y causer de dissension ; et ce qu'il a entendu là-bas, il ne le répète pas ici pour ne pas y causer de dissension. Ainsi, il réunit ceux qui sont divisés et il encourage ceux qui sont unis. Il se réjouit de la concorde, il se plaît et est heureux dans la concorde ; c'est la concorde qu'il répand par ses paroles.
La troisième forme de « parole juste » est l'abstention de toute parole dure, tant dans la forme (les paroles criardes) que dans le contenu (les propos sévères ou insultants) et la pratique de son contraire :
Il évite les paroles dures et s'en abstient. Il prononce des mots doux, agréables à l'oreille, affectueux ; de tels mots vont droit au cœur, ils sont polis, amicaux et agréables pour tous.
La quatrième forme de « parole juste » est l'abstention du bavardage, des paroles superficielles, et la pratique de son contraire :
Il évite le bavardage et s'en abstient. Il parle au bon moment, en rapport avec les faits, il parle de ce qui est utile, il parle du Dhamma-Vinaya ; sa parole est comme un trésor, prononcée au moment opportun, accompagné par la raison, modérée et sensée.
Si, au temps du Bouddha, ce précepte devait fonder un comportement essentiellement individuel, les développements technologiques exigent aujourd'hui que l'on étende le rejet de la « parole injuste » au flot d'informations sans intérêt, de publicités tapageuses, de bruits en tous genres déversé par les médias modernes : il s'agit bien là en effet, au sens propre, de « distractions ».
4) L'action juste (sammā kammanta)
L'appellation
d'« action » juste est motivée par le fait que la pratique dont il
est question ici concerne des actes corporels. Il ne faut toutefois
pas perdre de vue que les actions sont liées à l'intention et que
l'apport principal des abstentions physiques, le plus utile en tout
cas sur le chemin de la libération, réside dans la volonté de
s'abstenir, c'est-à-dire dans l'esprit.
On reconnaîtra dans ces
trois abstentions trois des « cinq préceptes ».
Le disciple
doit tout d'abord s'abstenir de prendre la vie (pāṇātipāta).
Cette abstention ne se limite pas au meurtre d'autres êtres humains
et s'étend beaucoup plus largement à tous les « êtres vivants »
(pāṇī),
compris ici comme les « êtres conscients » (sattā)
:
Il évite de prendre la vie et s'en abstient. Sans bâton et sans épée, conscient, plein de sympathie, il désire le bien de tous les êtres vivants.
Comme
nous l'avons déjà vu, ce qui est visé ici est l'acte délibéré
de destruction de la vie suscité par l'aversion ; ce qui signifie
que donner la mort sans intention est sans effet en termes de kamma
(skt. karma) ; il s'agit là d'un principe général, que la
tradition
nuance en fonction de l'être détruit et de sa qualité spirituelle
(du moustique au moine), du motif de l'acte (de l'euthanasie au crime
de masse), de la relation entre celui qui tue et celui qui est tué
(du meurtre d'un inconnu au parricide) et de l'intention de celui qui
commet l'acte (d'une quasi absence d'intention à la haine la plus
radicale).
Inversement l'intention de tuer, même non suivie de
succès, est lourde de kamma négatif.
Le disciple doit ensuite
s'abstenir de voler ou plus précisément de « prendre ce qui n'est
pas donné » (adinnādāna),
une formulation parfaitement adaptée aux bhikkhū dont l'une des
règles de vie stipule qu'ils ne peuvent utiliser que ce qui leur a
été formellement donné. Cette abstention permet de développer
deux vertus importantes, une vertu sociale, l'honnêteté, et une
vertu utile au cheminement spirituel, celle de se contenter de ce que
l'on a, ce qui pour les renonçants est réduit au plus strict
minimum.
Le disciple doit enfin s'abstenir d'inconduite sexuelle
(kāmesu
micchā-cāra).
Même si cette abstention a une incontestable portée familiale et
sociale, elle vise principalement un but plus spirituel : en freinant
la tendance naturellement expansive du désir sexuel, elle permet de
faire un grand pas dans la direction d'un renoncement plus complet.
Pour les laïcs, cette abstention ne concerne que les relations
sexuelles avec des partenaires illicites ; l'important résidant dans
l'intention et la force du désir dans laquelle elle s'enracine, les
débats subtils et relativistes (dont on devine l'intérêt pratique
pour les intéressés) sur ce qui est ou non « sexuel » et sur ce
qui est ou non « illicite », sont sans grand portée. Dans une
optique bouddhiste, l'une des clefs pour trancher ce débat est qu'il
faut s'abstenir de tout ce qui, pour des motifs sociaux, culturels,
légaux, est susceptible de semer le trouble dans l'esprit et la
discorde à l'extérieur, et de ce fait susceptible de perturber la
progression spirituelle.
Au temps du Bouddha, et par voie de
conséquence dans les textes canoniques, trois catégories de femmes
ne devaient pas être convoitées par les hommes : les femmes déjà
mariées ; les femmes mineures en âge ou les « mineures sociales »
considérées comme « placées sous la protection » de leurs
proches ; les religieuses ayant fait vœu de célibat ; les femmes
interdites par la loi ou la coutume (comme les proches parentes ou
les condamnées). Les femmes, de leur côté, ne pouvaient désirer
un autre homme que leur mari, tout comme elles ne pouvaient convoiter
un proche parent ou un homme voué au célibat.
Il est important
de souligner une différence importante entre le bouddhisme et la
plupart des autres religions : dans les cas d'union forcée ou de
viol, la faute morale et le poids du kamma négatif sont tout entiers
du côté de l'auteur de l'acte, non de la victime. La notion de «
provocation », si longtemps et souvent utilisée pour opérer des
déplacements de responsabilité, n'est pas retenue par le bouddhisme
: nombre de textes donnent des exemples de provocations, de la part
de nymphes ou de jeunes femmes, destinées à détourner un renonçant
du droit chemin (les tentatives émanant de jeunes gens ou de
divinités masculines sont également présentes
) ; ces textes ne s'intéressent jamais aux tentatrices (ou aux
tentateurs), simples victimes de leurs désirs, mais à la qualité
des réactions de ceux (et celles) qui ont été soumis(es) à la
tentation.
5) Le moyen d'existence juste (sammā ājīva)
Le
Bouddha a défini, dans quelques "suttā", ce qu'il faut entendre par «
moyens d'existence justes » : la richesse doit être acquise par des
moyens légaux, pacifiques et honnêtes ; elle ne doit pas provenir
d'activités basées sur la souffrance d'autres êtres comme la
boucherie, le trafic d'êtres humains ou d'armes, la vente de poisons
ou de drogues . De manière générale, une profession
qui implique la transgression de la parole juste et de l'action juste
ne peut être une profession juste ; on constatera, à l'aune de ces
critères, combien notre monde moderne repose sur des moyens
d'existence injustes.
Les renonçants religieux, sont également
concernés par cette règle : leurs moyens d'existence et la façon
de les recevoir étant définis par le Vinaya, tout autre moyen
d'existence est incorrect. Le Bouddha condamnait notamment très
sévèrement les diverses prestations magiques, divinatoires,
paramédicales ou ritualistes qui pourraient être réalisées par
des moines en échange de leur subsistance.
6) L'effort juste (sammā vāyāma)
Le Bouddha ne cesse de souligner la nécessité de l'effort, de la diligence, de la persévérance. La raison pour laquelle cet effort est si crucial est que chacun doit œuvrer à sa propre délivrance, que personne d'autre ne peut s'en charger et qu'il n'existe aucun raccourci pour atteindre ce but. Le Bouddha montre la voie et en enseigne tous les aspects, mais son rôle « s'arrête là » : il reste au disciple à mettre en pratique ces enseignements et à parcourir la voie :
Vous devez travailler à votre propre libération, car le Tathāgata montre seulement la voie.
Parcourir
la voie demande de l'énergie (viriya),
une énergie toute entière appliquée à la culture mentale qui, de
fait, constitue le chemin : le point de départ est un esprit pris
dans les liens du désir, de l'aversion et de l'illusion, un esprit
soumis à la souffrance ; le but est un esprit libéré, délivré de
la souffrance ; entre les deux se situe l'effort.
Cet effort prend
quatre formes
; les deux premières concernent les états non profitables : la
restriction et l'abandon. Les deux dernières concernent les états
profitables : le développement et le maintien.
Et qu'est-ce donc, bhikkhū, que l'effort juste ? Voici le cas où un bhikkhu génère le désir, l'effort, suscite la persévérance, maintient et exerce son intention afin d'éviter l'apparition de ce qui est mal, de ce qui est non profitable et qui n'est pas encore apparu (...), afin d'abandonner ce qui est mal, ce qui est non profitable et qui est déjà apparu (...), afin de susciter ce qui est profitable et qui n'est pas encore apparu (...), afin de maintenir la non confusion, l'augmentation, la plénitude, le développement et l'apogée de ce qui est profitable et qui est déjà apparu. Voici, bhikkhū, ce qu'on appelle l'effort juste.
Quels
sont les états non profitables qui doivent être restreints puis
abandonnés ? Ce sont cinq états mentaux qui font obstacle à la
concentration, à la méditation :
- le désir des sens
- la
malveillance, au sens propre de « mauvais vouloir »
- la torpeur
des facultés mentales
- l'agitation mentale, le regret et
l'inquiétude
- le doute, le scepticisme
Quels sont les états
profitables qui doivent être développés puis maintenus ? Ce sont
les états mentaux opposés aux « cinq obstacles », c'est-à-dire
les cinq « facteurs des jhānā » :
- l'implantation, l'action
d'amener l'esprit à son objet de méditation ou plutôt à la
réplique mentale de l'objet de méditation
- le maintien ,
l'action de fixer et d'ancrer solidement l'esprit dans l'objet de la
méditation
- le ravissement, décrit comme fierté, joie,
jubilation, euphorie et satisfaction de l'esprit
- la sensation de
bien-être
- la capacité de concentration qui se traduit par
l'absence de divagation de l'esprit
La cible première et
principale de l'effort est le « désir des sens », l'expression
désir des sens ne devant pas être comprise dans son sens imagé et
très retreint de « désir sexuel », ni dans son sens moins étroit
de « recherche du plaisir des sens », mais dans son sens le plus
vaste et le plus neutre de « désir généré par l'activité des
sens ». L'activité mentale commence par la réception de données
relatives aux objets ou aux phénomènes à travers les portes des
sens, se poursuit par le traitement de ces données, et s'achève par
la fabrication d'une réponse appropriée ; lorsque l'esprit reçoit
ces données de manière anarchique, sans sage considération, les
objets des sens provoquent des états non profitables, par leur
impact immédiat ou en déposant dans l'esprit des traces qui «
fermenteront » sous la forme d'idées, d'images, de fantasmes. Pour
mettre fin à cette prolifération incontrôlée, le Bouddha utilise
l'attention et la restriction :
Quand il perçoit une forme avec l'œil, un son avec l'oreille, une odeur avec le nez, un goût avec la langue, une sensation avec le corps ou un objet avec l'esprit, il ne se saisit ni de son signe , ni de ses caractéristiques. Et il s'efforce d'éviter ce qui pourrait produire des états mauvais et non profitables, l'avidité et la détresse, s'il demeurait avec des sens sans surveillance ; et il surveille ses sens, il maîtrise ses sens.
La
restriction des sens n'est donc pas synonyme de rejet des objets des
sens, de retrait total du monde des sens : ce rejet complet et ce
retrait sont impossibles, et même s'ils étaient réalisables, ils
ne résoudraient pas un problème dont les racines se situent à
l'intérieur de l'esprit, non dans les objets des sens ou dans les
organes des sens. On retrouve ici la source de la grande tolérance
de la morale bouddhique : ni les personnes désirables, ni les
organes des sens ne sont désignés comme honteux ; si honte il doit
y avoir, elle ne concerne que celui qui ne sait pas contrôler ses
sens ou l'effet de ses sens sur son esprit.
Lorsque l'attention et
la restriction échouent, ou que des états non profitables
surgissent des profondeurs du continuum mental, l'effort devra porter
sur leur abandon. Il n'existe pas de méthode unique pour ce faire
mais tout un choix de remèdes adaptés aux différents obstacles. Le
Bouddha enseigne notamment cinq techniques destinées à
expulser les pensées indésirables.
La première consiste à
remplacer la pensée indésirable par son exact opposé ; cette
technique fait l'objet de méthodes de méditation adaptées aux
obstacles : le remède au désir consiste en une méditation sur
l'impermanence ; le remède au désir sexuel consiste en une
méditation sur ce que le corps peut avoir de non attractif ; le
remède à la malveillance consiste en une méditation sur la
bienveillance ; le remède à la torpeur consiste en une
concentration vigoureuse sur un objet de méditation adapté ; le
remède à l'agitation mentale consiste en une forme de méditation
apaisante comme celle utilisant la respiration ; le remède au doute
consistera plutôt en une étude plus approfondie des enseignements.
La seconde technique consiste à utiliser la force du sentiment
de honte ou de peur, non pas de manière brute et primaire mais par
la réflexion et la méditation sur les conséquences des pensées
indésirables si celles-ci proliféraient dans l'esprit ou étaient
transformées en actions.
La troisième technique consiste tout
simplement en une diversion paisible de l'attention, comme lorsque
l'on ferme les yeux ou qu'on les détourne en présence d'un objet
déplaisant.
La quatrième technique est à l'exact opposé
puisqu'elle consiste, à l'apparition d'une pensée indésirable, à
s'y confronter en examinant, de façon neutre, ses caractéristiques
et sa source ; ce faisant, la pensée s'apaise d'elle-même.
La
cinquième et dernière technique, à n'utiliser qu'en dernier
ressort, consiste à maîtriser la pensée non profitable en
utilisant la force de la volonté.
Simultanément à ces
restrictions et abandons, l'effort juste exige la culture des états
favorables, c'est-à-dire leur production et leur maturation.
Même
si les états favorables peuvent être cultivés en suivant de
multiples approches, le Bouddha insistait sur l'importance des «
sept facteurs d'Eveil » : l'attention, l'analyse des choses, la
persévérance, le ravissement, la sérénité, la concentration
mentale et l'équanimité. L'attention permet de mettre en lumière
les phénomènes tels qu'ils sont, sans projection subjective ;
l'analyse recherche les caractéristiques, les conditions et les
conséquences des phénomènes ainsi isolés ; ce travail actif de
recherche requiert de la persévérance ; le résultat en est le
ravissement, le plaisant intérêt pris dans la découverte de
l'objet tel qu'il est ; le ravissement cède progressivement la place
à l'apaisement, à la sérénité ; la sérénité favorise une
accentuation de la concentration ; avec le développement de la
concentration apparaît le dernier facteur, l'équanimité.
Le
maintien et la maturation des états favorables sont définis comme
la pratique consistant à « garder fermement dans l'esprit un objet
de concentration favorable qui y est apparu » ; cette apogée de
l'effort juste donne naissance à l'équanimité dont l'importance va
croître jusqu'à la réalisation de la libération.
7) L'attention juste (sammā sati)
Le
Bouddha explique que la vérité ultime n'a rien de mystérieux ou
d'inaccessible puisqu'elle est la vérité de notre propre
expérience. Cette vérité, pour devenir synonyme de libération,
doit être connue directement, personnellement : l'accepter par un
acte de foi, du fait de l'autorité d'un maître ou d'un livre, ou
comme fruit de ses réflexions, n'est pas suffisant.
Ce qui
éclaire le champ de l'expérience et la rend directement accessible
est une faculté appelée sati, un état actif de l'esprit
correspondant à sa fixation sur un sujet ; il peut être traduit par
la méditation, l'attention, la vigilance, la considération, la
réflexion, la conscience. Toute conscience implique l'expérience ou
la connaissance d'un objet ; mais « l'attention juste » de la
pratique bouddhiste est particulière : l'esprit est délibérément
conduit au niveau d'une attention dépouillée, d'une attention
détachée des phénomènes qui se produisent en nous ou autour de
nous.
Dans la pratique de l'attention juste, l'esprit est entraîné
à demeurer dans le présent, calme, ouvert et alerte : toutes les
interprétations, toutes les projections doivent être suspendues ou,
si malgré tout elles se produisent, être simplement enregistrées
et délaissées ; ce processus permet de s'en tenir au présent, de
se tenir dans le pur présent sans en être chassé par les vagues
incessantes des pensées.
L'on pourrait objecter que nous sommes
toujours conscients du présent, mais il s'agit là d'une illusion :
dans la conscience ordinaire, l'esprit débute effectivement un
processus cognitif par quelque impression présente, mais il ne
s'arrête pas là ; il se saisit de cette impression immédiate pour
bâtir des suites ou des blocs de constructions mentales structurés
par les souvenirs et les regrets venus du passé comme par les
espoirs et les craintes suscités par le futur. Le processus cognitif
est généralement interprétatif : l'esprit ne perçoit que très
brièvement son objet pur, libre de toute conceptualisation ; il se
lance immédiatement dans un processus consistant à l'interpréter,
à le rendre intelligible en le classant dans des catégories
prédéterminées. Le Bouddha nomme ce processus d'élaboration
mentale "papañca",
« prolifération conceptuelle » ou «embellissement» : cette
prolifération voile et déforme l'immédiateté des phénomènes,
elle ne nous permet de connaître l'objet qu'à distance, non tel
qu'il est. Le résultat est que ce nous connaissons comme objet final
de la cognition, ce que nous utilisons comme base pour nos valeurs,
nos plans et nos actions, est un produit patchwork, non l'article
original. Bien sûr, le produit n'est ni une complète illusion, ni
un pur fantasme. Il prend comme base et comme matériau brut ce qui
est donné par l'expérience immédiate, mais à tout cela il ajoute
autre chose : les embellissements fabriqués par l'esprit.
Se
défaire de ces proliférations est la tâche de la sagesse, mais,
pour ce faire, la sagesse doit avoir un accès direct à l'objet tel
qu'il est en lui-même : la tâche de l'attention juste est
précisément d'éclairer, de nettoyer le champ de la cognition.
Pratiquer l'attention juste sera donc plus de l'ordre du « ne pas
faire » que du « faire » : ne pas penser, ne pas juger, ne pas
associer, ne pas imaginer, ne pas souhaiter...
"Sammā
sati"
est
cultivée à travers une pratique appelée « les quatre fondations
de l'attention » (cattāro
satipaṭṭhānā)
:
Et qu'est-ce donc, bhikkhū, que l'attention juste ? Voici le cas où un bhikkhu demeure concentré sur le corps tel qu'il est - ardent, vigilant, attentif - rejetant la convoitise et le découragement en relation avec le monde ; il demeure concentré sur les sensations telles qu'elles sont (...) ; il demeure concentré sur l'esprit tel qu'il est (...) ; il demeure concentré sur les phénomènes tels qu'ils sont - ardent, vigilant, attentif - rejetant la convoitise et le découragement en relation avec le monde. Voici, bhikkhū, ce qu'on appelle l'attention juste.
La
méditation sur le corps (kāyānupassanā)
la plus utilisée est celle de « l'attention à la respiration »
(āṇāpana-sati)
que le Bouddha décrit comme « paisible et sublime, non altérée,
merveilleuse, constante, qui apaise et chasse immédiatement les
pensées mauvaises et non profitables dès qu'elles surgissent »
. Cette contemplation présente en effet l'avantage de porter sur un
objet toujours présent, commun à tous et simple d'accès ;
contrairement à certaines pratiques yogiques, il ne s'agit pas ici
de contrôler le souffle, de le forcer à suivre des rythmes
prédéterminés, mais tout simplement d'observer attentivement le
processus naturel de l'inspiration et de l'expiration. L'attention
portée à la respiration permet de couper court aux complexes
divagations de l'esprit et de nous enraciner profondément dans le
présent : être attentif à la respiration n'exige aucune incursion
dans le passé ou dans le futur.
Une autre forme de méditation
sur le corps est celle de « l'attention aux postures »
(iriyāpatiha)
, aux quatre postures fondamentales (en marche, debout, assis,
couché) et à toutes leurs variantes. Cette forme de contemplation
est utilisée pour aider à la compréhension du fait que le corps
n'est pas l'abri d'une âme mais tout simplement un assemblage de
matière vivante soumis à l'influence de la volition.
Une
troisième forme de méditation sur le corps, appelée « attention
et claire compréhension » (sati-sampajañña)
consiste à accomplir toute action, même la plus ordinaire (boire,
manger, uriner etc.) en pleine conscience.
Une quatrième forme de
méditation sur le corps est celle de l'attention portée à son
absence d'attractivité (a-subha-bhavana
ou paṭikkūla-sañña)
; la contemplation de tout ce que le corps peut avoir de déplaisant
est utilisée pour contrer le culte narcissique du corps et le désir
sexuel.
Une autre forme de méditation sur le corps est celle de
l'attention portée aux éléments fondamentaux composant le corps
(dhātu-vavatthāna)
; cette contemplation permet de réaliser que le corps n'est qu'une
configuration sans cesse changeante d'éléments eux-mêmes en
constante mutation et, ce faisant, de contrer la tendance naturelle à
faire du corps un tout susceptible d'abriter quelque chose de
permanent ou d'éternel.
Une dernière forme de méditation sur le
corps est celle de l'attention portée aux différentes étapes de la
décomposition des corps dans un charnier
; cette contemplation est un moyen radical de contrer l'attachement à
l'existence en en soulignant la terrible impermanence.
La
méditation sur les sensations (vedanānupassanā)
porte sur les qualités « hédoniques » de l'expérience, réparties
en trois grandes catégories : les sensations plaisantes, les
sensations déplaisantes et les sensations neutres ; chacune de ces
catégories s'appliquant aux six sens (les cinq sens de l'Occident
plus l'esprit).
A ses débuts, cette contemplation consiste
effectivement à porter son attention sur les qualités plaisantes,
déplaisantes ou neutres des sensations lors de leur apparition. Mais
avec plus de pratique, en prenant l'habitude de qualifier une
sensation, de la laisser passer, de qualifier la suivante, de la
laisser passer, l'attention va progressivement glisser des qualités
des sensations au processus de leur apparition et de leur disparition
; la conséquence en est la réalisation de notre inscription dans un
flux continu de sensations éphémères ; de cette compréhension de
l'impermanence émerge le détachement, c'est-à-dire la fin du désir
pour les sensations plaisantes, la fin de l'aversion pour les
sensations déplaisantes, la fin de l'illusion concernant les
sensations neutres.
La méditation sur l'esprit (cittānupassanā)
repose sur le fait que l'esprit n'est pas, comme l'illusion nous
porte à la croire, le support permanent d'expériences successives,
le sujet durable des pensées et des sensations, mais une suite
d'actes mentaux momentanés et distincts, connectés les uns aux
autres par un lien non pas substantiel, mais causal. Un moment simple
de conscience est appelé un "citta"
; chacun de ces moments est fait de composants multiples, appelés
"cetasikā",
les facteurs mentaux. Dans son exposé de cette forme de
contemplation, le Bouddha mentionne seize types observables de
moments de conscience : l'esprit avec désir ; l'esprit sans désir ;
l'esprit avec aversion ; l'esprit sans aversion ; l'esprit avec
illusion ; l'esprit sans illusion ; l'esprit étroit ; l'esprit large
; l'esprit développé ; l'esprit non développé ; l'esprit pouvant
être dépassé ; l'esprit insurpassable ; l'esprit concentré ;
l'esprit non concentré ; l'esprit libéré ; l'esprit non libéré.
L'effet de cette méditation est de nous entraîner à reconnaître
chaque moment de pensée tel qu'il est et de le laisser passer sans
s'y attacher ; avec l'approfondissement de cette pratique, l'esprit
devient de plus en plus apte à observer son propre déroulement ;
s'il arrive encore par intermittence que l'on imagine un sujet
permanent observant ce processus, cet observateur lui-même
progressivement s'efface et l'esprit, lui qui nous semblait si solide
et durable, se dissout dans un flux continu de moments de pensée.
La
méditation sur les phénomènes (dhammānupassanā)
, contrairement à ce que son nom indique, n'est pas une méditation
générale sur les choses, mais une méditation sur les phénomènes
concernés par les cinq regroupements traditionnels suivants : une
méditation « négative » sur les « cinq obstacles »
, les « cinq agrégats
»
, les « six bases des sens »
, et une méditation positive sur les « sept facteurs d'Eveil »
et les « quatre nobles vérités ». L'objet de cette contemplation
est de faire place nette pour la pratique de la concentration mentale
juste : par la réalisation de la manière dont les obstacles
apparaissent, mûrissent et prolifèrent ; par la compréhension
profonde de la façon dont se cultivent les facteurs positifs.
8) La concentration mentale juste (sammā samādhi)
La concentration juste est la pratique des quatre "jhānā" (skt. dhyānā) :
Et qu'est-ce donc, bhikkhū, que la concentration mentale juste ? Isolé des plaisirs des sens, isolé des états non profitables, un bhikkhu entre et demeure dans le premier jhāna, qui est accompagné par l'application initiale et soutenue de l'esprit, et empli du ravissement et du bonheur nés de l'isolement.
Alors, en dépassant l'application initiale et soutenue de l'esprit, en gagnant la confiance intérieure et l'unification mentale, il entre et demeure dans le second jhāna, qui est libre de toute application initiale et soutenue mais demeure empli du ravissement et du bonheur nés de la concentration.
Avec la disparition du ravissement, il demeure dans l'équanimité, atteignant la compréhension attentive et claire ; et il expérimente en lui-même cette félicité dont les ariyā disent : « il vit heureux celui qui est équanime et attentif » ; alors il entre et demeure dans le troisième jhānā.
Avec l'abandon du plaisir et de la douleur et la disparition préalable de la joie et de la peine, il entre et demeure dans le quatrième jhāna, caractérisé par l'absence de plaisir et de douleur et par la pureté de l'esprit due à l'équanimité.
Voici, bhikkhū, ce qu'est la concentration juste.
Au-delà
de ces quatre "jhānā" matériels, le méditant accède aux quatre
"jhānā" immatériels définis non plus comme la purification des
états mentaux mais comme la purification des phénomènes, par le
remplacement des phénomènes grossiers par des phénomènes
infiniment subtils : l'espace infini, la conscience infinie, le
néant, l'état sans perception ni absence de perception.
Le
détail de cette pratique est présenté en détail dans la section
consacrée à la méditation mentale ; nous y renvoyons nos
lecteurs.
La pratique de la concentration mentale peut être
complétée par la mention d'une autre technique que les
Commentaires
nomment "khaṇika-samādhi",
« concentration momentanée » : le méditant ne tente pas d'écarter
du champ de son attention la multiplicité des phénomènes ; il
dirige simplement son attention sur les états sans cesse changeants
du corps et de l'esprit, la tâche consistant à maintenir une
attention continue à tout ce qui est perçu, sans jamais s'y
attacher ; ce faisant, la concentration devient de plus en plus forte
jusqu'au moment où elle s'établit durablement sur le changement
constant des évènements ; malgré les incessantes substitutions
d'objets, l'unification mentale demeure ferme et acquiert une force
capable de supprimer les obstacles et d'ouvrir la voie à la
sagesse.
Ces huit aspects de la voie sont regroupés par le
Bouddha sous trois catégories : pañña,
sīla
et samādhi.
Si le premier et le dernier terme sont aisément traductibles,
respectivement par « la sagesse » et « la concentration mentale »,
le traitement du terme de "sīla"
est plus délicat et les implications de ce traitement sur la
compréhension de la parole juste, de l'action juste, du moyen
d'existence juste, ne sont pas anodines.
"Sīla",
dans le Canon, signifie soit les principes moraux eux-mêmes, soit
l'action conforme aux principes moraux, soit les qualités de
caractère résultant de l'observance des principes moraux. Souvent,
"sīla"
est formellement défini comme l'abstention des actions verbales et
corporelles non profitables ; cette définition, centrée sur
l'action extérieure, est trop superficielle : nous l'avons vu,
chaque précepte a deux aspects, un aspect négatif, consistant à
éviter, à prévenir, et un aspect positif, consistant à agir, à
pratiquer. Si le Bouddha insiste sur le premier aspect, ce n'est pas
parce qu'il serait suffisant, mais par souci pédagogique, dans la
mesure où il est plus simple de ne plus faire que de faire ; mais la
conduite morale est bien triple :
S'abstenir de tout ce qui est mal, pratiquer ce qui est favorable et purifier l'esprit. Telle est la religion des buddhā.
L'Abhidhamma
assimile "sīla"
à l'ensemble des facteurs mentaux d'abstention (virati)
- la parole juste, l'action juste et les moyens d'existence justes
- et souligne que ce qui est cultivé à travers l'observance des
préceptes moraux, c'est l'esprit. Ainsi, tout en apportant
d'incontestables bénéfices extérieurs par la suppression des
actions socialement négatives, "sīla"
apporte principalement un bénéfice intérieur, personnel, de
purification mentale, en interdisant au désir, à l'aversion et à
l'égarement de dicter leurs lignes de conduite.
Les Commentaires,
quant à eux, expliquent le mot "sīla"
par un autre mot, "samādhāna",
qui signifie « la coordination », « l'harmonie » : observer "sīla"
conduit en effet à l'harmonie à tous les niveaux, social (en
établissant la solidité des relations interpersonnelles, en
diminuant l'influence des intérêts égoïstes facteurs de conflit),
psychologique (en faisant disparaître les conflits intérieurs, en
particulier ceux causés par la culpabilité et le remord qui suivent
les transgressions morales), « kammique » (en favorisant des
re-naissances favorables), méditatif (en établissant la pureté de
l'esprit, préliminaire indispensable au développement de la
concentration et de la sérénité).
La vue juste
- La connaissance de la loi du kamma
- La connaissance de la souffrance
- La connaissance de l'origine de la souffrance
- La
connaissance de la cessation de la souffrance
- La connaissance de
la voie menant à la cessation de la souffrance
L'intention
juste
-
L'intention de la renonciation
- L'intention de la bienveillance
-
L'intention de la non-violence
-
L'abstention du mensonge
- L'abstention de la calomnie
-
L'abstention des paroles dures
- L'abstention du bavardage
L'action
juste
-
L'abstention du meurtre
- L'abstention du vol
- L'abstention de
l'inconduite sexuelle
Le
moyen d'existence juste
-
L'abandon des moyens d'existence erronés
- Le choix de moyens
d'existence corrects
L'effort
juste
-
L'effort de restreindre les fermentations mentales
- L'effort
d'abandonner les fermentations mentales
- L'effort de cultiver les
états favorables
- L'effort de maintenir les états favorables
L'attention
juste
-
La contemplation consciente du corps
- La contemplation consciente
des sensations
- La contemplation consciente de l'esprit
- La
contemplation consciente des phénomènes
La
concentration mentale juste
-
La réalisation du premier jhāna
- La réalisation du second
jhāna
- La réalisation du troisième jhāna
- La réalisation
du quatrième jhāna
La présentation de ces huit « branches
» du sentier sous forme linéaire et la métaphore du chemin ont
leur limite : il est indispensable, en effet, de noter que le Bouddha
parlait d'« un sentier octuple » et non d'un sentier en huit étapes
successives. Les trois « sections » de la voie sont
interdépendantes et fonctionnent simultanément, non les unes après
les autres :
Voici le comportement moral, voici la concentration mentale, voici la sagesse : la concentration mentale devient un résultat important et un avantage important lorsqu'elle est développée avec le comportement moral. La sagesse devient un résultat important et un avantage important lorsqu'elle est développée avec la concentration mentale. La pensée développée avec la sagesse se libère des fermentations mentales, c'est-à-dire de la fermentation des désirs, de la fermentation du devenir, de la fermentation des croyances et de la fermentation de l'ignorance.
Et la dynamique qui traverse ces huit aspects de la voie, menant à la connaissance et à la libération, relève de la loi naturelle de la cause et de l'effet, de l'« ordre des choses » :
Il est conforme à l'ordre des choses que chez une personne vertueuse, à la vertu achevée, émerge l'absence de remord (...), il est conforme à l'ordre des choses que chez une personne libérée du remord, le contentement émerge (...), que chez une personne contentée, le ravissement émerge (...), que chez une personne ravie, le corps soit apaisé (...), qu'une personne dont le corps est apaisé ressente du plaisir (...), que l'esprit d'une personne qui ressent du plaisir se concentre peu à peu (...), qu'une personne dont l'esprit est concentré voit les choses telles qu'elles sont réellement (...), qu'une personne qui voit les choses telles qu'elles sont en soit détachée (...), qu'une personne détachée n'ait plus de passions (...), qu'une personne sans passion réalise la connaissance et la vision de la libération.
(source : https://bouddhisme-thailande.com/bouddhisme/enseignements/le-noble-sentier-octuple.html )