POUVOIR SPIRITUEL ET MATRIARCAT

    Article de Raymond Ruyer publié en 1949

    Revue Philosophique de la France et de l'Étranger


    « Les Hindous associent le principe masculin au feu, le conçoivent comme le feu, stérile et destructeur. »

    (Lanza del Vasto.)

Notre époque est caractérisée par une grande faillite et par un grand besoin. La grande faillite, c'est la faillite de l'homme. Nous voulons dire de l'homme Vir, et non l'homme Homo. Car nous voudrions qu'on nous montre en quoi les femmes sont responsables des cataclysmes absurdement déchaînés. Elles les ont vus venir en gémissant ; dans plusieurs pays, et précisément dans ceux qui portent le poids le plus lourd de la culpabilité, elles ont été systématiquement dévalorisées, remises à un rang inférieur, au moment où l'on préparait le crime.

Elles n'ont rien pu empêcher ? Oui, mais - et ceci nous amène au "grand besoin" - elles ne représentaient aucune force organisée. Leurs organisations peu puissantes étaient partout subordonnées aux organisations masculines. Le grand besoin, c'est celui d'un Pouvoir spirituel exercé par les femmes, dans un retour au régime matriarcal.

La faillite de l' "homme", de l'être masculin, dans sa prétention à représenter dans tous les domaines l'élément dominateur de l'humanité, éclate depuis quarante ans. Pensons aux convulsions de l'Histoire et aux déchaînements des armées de mâles destructeurs. Pensons en même temps aux lamentables défilés de femmes et d'enfants fuyant les villages en feu. Réunissons dans la même vision les scènes qui se sont déroulées sur tant de points de la surface de la Terre. Elles ne peuvent pas ne pas rappeler une autre scène classique : celle de l'homme rentrant ivre, égaré, devant sa famille terrorisée. La brute déchaînée a déjà cassé la vaisselle et commence à s'attaquer au mobilier. Dans un coin, tremblante, mais courageuse, la malheureuse femme essaie de rassurer ses enfants et trouve encore la force de préparer la bouillie du dernier-né. De cette scène de famille à la scène historique, quelle différence ? Qu'il s'agisse d'un homme et d'une femme entre quatre murs, ou qu'il s'agisse de millions d'hommes et de millions de femmes dans tous les pays du monde, il n'y a qu'une différence dans l'ordre de grandeur ; la qualité du spectacle est la même, et le jugement sur lui doit être identique.

Or, devant la première, le sentiment du témoin impartial est net et violent : la réalité humaine, la voie, la vérité, le passage sacré de la vie à travers les générations est représenté par la femme. Le mâle n'est plus qu'un être aberrant, une sorte d'organe encombrant, qui devrait être tenu à sa place. Ce serait une dérision de continuer à le considérer comme la personne principale, le chef de la famille par droit divin, auquel on devra malgré tout en appeler, comme au Pape, quand il aura cessé d'être "mal informé", en d'autres termes, quand il aura cuvé son vin.

Nous ne voyons aucune raison de nous défendre de sentiments tout semblables quand la dimension de la scène change, et quand cette honteuse orgie devient vaste comme la surface du globe. Il est absurde de mettre l' "homme de sexe masculin" définitivement au-dessus de tout jugement. Il n'est écrit nulle part dans le Ciel que le mâle adulte représente le type normal de l'ensemble de l'humanité. Des espèces entières peuvent se tromper, se fourvoyer dans le choix du genre de vie, l'évolution de leurs goûts, la confection de leurs organes. A plus forte raison, il n'y a rien d'inconcevable dans l'erreur de tout un sexe au sein d'une espèce. Le jugement est libre, car il est fondé sur l'esprit qui échappe au cadre du temps, et non sur la situation biologique de celui qui juge.

L'humanité sans spécification est comme la lumière blanche, elle se décompose en plusieurs couleurs composantes, en plusieurs qualités : l'enfant, l'adolescent, l'homme adulte, le père, la mère, le vieillard. C'est par une interprétation vraiment grossière de la réalité humaine que l'on peut réduire ces diverses qualités à de pures quantités, et par une interprétation plus grossière encore, que l'on peut les chiffrer comme de pures fractions de l'homme adulte pris comme unité. La femme n'est pas la moitié de l'homme, l'enfant n'en est pas le quart ou le huitième. C'est un des mérites les plus certains du XIXe siècle d'avoir pris conscience, plus nettement qu'aucun des siècles précédents, de la valeur qualitative et spécifique de l'enfant ou de l'adolescent en face du mâle adulte. Mais un dernier progrès reste à faire, c'est de descendre le mâle adulte de son piédestal de valeur absolue, de le faire sortir de son pavillon de Breteuil, de ne pas le maintenir inconsciemment hors de la confrontation des diverses valeurs humaines.

On peut encore excuser l'erreur de ceux qui, se plaçant au point de vue simpliste du pur développement biologique, considèrent l'enfance, l'adolescence, la vieillesse, comme des étapes en deçà ou au delà du palier normal d'achèvement organique. C'est faux et superficiel, bien entendu, puisque l'enfance, par elle-même, est tout un monde, mais enfin l'erreur se comprend. Mais, lorsque, dans le couple masculin-féminin, on considère a priori l'élément masculin comme principal et essentiel, comme l'état de perfection métaphysique de l'élément féminin, on ne juge pas, on ne fait que suivre aveuglément une longue habitude historique. Les indications biologiques que l'on invoque ne paraissent décisives que par les préventions qu'on y ajoute inconsciemment. Par elles-mêmes, elles ne permettent pas plus de décider entre l'homme et la femme qu'elles ne permettent de déclarer que le termite-soldat est un constituant plus essentiel de l'espèce termite que le termite-ouvrier, ou que les soldats à grosses têtes sont "normaux" relativement aux soldats à petites têtes. La biologie, ici, ne répond que sous couvert de la sociologie, qu'il s'agisse de la biologie mythique du récit de la naissance d'Eve, ou qu'il s'agisse d'une biologie pseudo-scientifique comme celle qui a fait croire longtemps que, dans la génération, la femme n'était qu'une terre nourricière, ou qu'il s'agisse, enfin, d'une biologie scientifique qui, par elle-même, ne donnerait jamais que des faits, et non des jugements de valeurs, et qui nous apprendrait que, dans les diversses espèces, c'est tantôt le mâle, tantôt la femelle qui représente le type "normal" - c'est-à-dire morphologiquement fondamental - l'autre sexe n'étant qu'une variété hormonale du premier.

L'homme est plus grand et plus fort physiquement que la femme ? Conclure de ce fait à une nécessaire supériorité sociale de l'homme est comique à notre époque de machinisme. La femme a, le plus souvent, un complexe d'infériorité spontané relativement à l'homme ? Ce sentiment est lui-même d'origine sociale, et dans certaines sociétés neuves, comme aux Etats-Unis d'Amérique, on voit se produire assez fréquemment le phénomène inverse : un étudiant américain éprouve facilement un sentiment d'infériorité à l'égard d'une étudiante. La femme, accaparée par les soins de la reproduction, handicapée par la maternité et l'élevage des enfants, ne peut se consacrer, même à intelligence égale, à la science, à l'art, aux techniques, à la politique, bref, à l'Esprit, elle est donc inapte par nature à être porteuse du Pouvoir spirituel ? Nous touchons cette fois au cœur de la question. Mais, justement, nous verrons que l'on peut retourner l'argument, à condition de n'être pas dupe du sens des mots, et du rapport apparemment inévitable entre les œuvres de l'Esprit et le Pouvoir spirituel. Nous verrons que le rôle maternel de la femme la désigne tout au contraire pour un Pouvoir spirituel gardien du sens de la Vie.

Nous pouvons considérer qu'il n'y a pas de raison théorique qui puisse empêcher de juger l'homme, l'être masculin, et, s'il y a lieu, de le découronner au profit de la femme. Notre jugement peut être libre.

Le procès de l'homme est malheureusement bien facile à instruire. La faillite est dans les faits, inscrite partout en lettres énormes. Il est plus intéressant d'essayer de remonter à la source, à l'une des sources principales, des catastrophes, aux défauts de l'esprit mascullin. Il y a, certes, une infirmité humaine de situation, qui caractérise l'humanité tout entière. Il y a de plus des lois que l'on croirait diaboliques, par le jeu dequelles les mêmes êtres, qui savent ajouter leurs efforts dans une collaboration pacifique pour vaincre les fléaux naturels, les bacilles et les microbes, se mettent tout à coup, sans être devenus plus méchants, à préparer de leurs propres mains des fléaux artificiels de remplacement. Mais, compte tenu de ces lois générales, il reste assez à chercher dans la psychologie du sexe masculin.

Que l'on feuillette une Revue typiquement masculine, une de ces nombreuses Revues de science appliquée, en elles-mêmes fort estimables, qui trouvent grande audience auprès d'hommes de tous les milieux - et si l'on n'est pas aveuglé par les préventions, on comprendra. L'homme y révèle sa pente secrète, qui est d'être un spécialiste hébété, un ingénieur ou un contremaître paranoïaque, ayant entièrement perdu le sens de l'harmonie totale de la vie, capable d'étudier avec un sourire également satisfait le prix de revient à l'hectare de la destruction des villes par obus et torpilles, ou la meilleure manière de reconstruire ces villes à l'épreuve des bombes de la guerre suivante, mais entièrement impuissant à penser avec force et fraîcheur le sens de sa destinée.

Le génie masculin ne s'épuise pas dans les arts de l'ingénieur ; il y a, à côté des techniciens proprement dits, des spéculatifs, des artistes, des juristes et des mystiques. Mais on se demande par moments s'il ne s'agit pas là encore d'autres spécialistes, également séparés de la vie totale, et tout aussi dangereux dans leur poursuite aveugle d'une valeur unique. Ce n'est pas un hasard si les civilisations viriles de l'antiquité gréco-latine ont remplacé le culte matriarcal de la Déesse-Mère, indifférenciée, sorte de Grande Vivante, et source de Vie, par le culte de dieux spécialistes : Mars, Vulcain, Mercure, présidés par un Zeus sans profondeur.

Les sociologues ont remarqué depuis longtemps que toute valeur, artistique, sportive, théorique, religieuse, dès qu'elle était cultivée socialement et non plus individuellement, tendait à être cultivée pour elle-même, indépendamment des besoins réels de l'être umain. Chez l'homme considéré isolément, les besoins économiques, intellectuels, esthétiques, sont associés aux nécessités immédiates de la vie. Connaître les choses pour s'y adapter, sentir, fabriquer, maintenir son corps en bonne forme, c'est indispensable pour vivre. Mais, dès qu'il y a socialisation, la connaissance se fait autonome, elle devient la Science ; l'économie, socialisée, devient Industrie ; l'art spontané se cristallise en Académies. Le sport, le Droit, la Religion, la Politique deviennent des institutions autonomes qui se développent d'une manière automatique, indépendante non seulement des besoins vitaux et immédiats - ce qui aurait bien des avantages à côté des inconvénients - mais, ce qui est plus grave, indépendante de l'intérêt humain au sens le plus général et le plus éternel. La Science, le Sport, l'Art, la Politique sont devenus des idoles.

Seulement, ce que l'on n'a pas assez remarqué, c'est que cet automatisme dangereux, ce développement sans frein, orthogénétique, des institutions, a entraîné exclusivement les hommes. Ces idoles sont masculines. La femme, arrêtée par la maternité, les enfants à élever, l'administration du foyer, est restée beaucoup plus près de la souche primitive, pareille à ces espèces vivantes dites synthétiques qui n'ont pas encore développé d'organes spécialisés et qui offrent une étoffe plus souple aux évolutions ultérieures. L'élevage des enfants, la cuisine, l'administration domestique n'ont pas été industrialisés. La division du travail profite à l'homme seul, mais aussi elle n'a diminué que l'homme seul. C'est à l'homme seul qu'elle a fait perdre le sens de la vie dans son indivision, le sens d'une responsabilité qui ne soit pas seulement de métier. C'est l'homme qu'elle a habitué à séparer l'esprit de la vie, à fermer sur eux-mêmes tous les métiers et toutes les techniques. La civilisation masculine a tendance à considérer la famille, la femme et l'enfant, comme des organes de continuation, comme des serviteurs inférieurs du Temple.

De temps en temps, pris d'un grand zèle, s'avisant du problème de la "santé de la race", comme il dit, l'homme se met à enrégimenter les jeunes filles pour leur apprendre la puériculture, à créer des garderies d'enfants, à promulguer des lois eugénistes, toutes choses peut-être fort bonnes en elles-mêmes, mais qui gagneraient à n'être pas subordonnées à des fins exclusivement masculines, militaires et politiques.

Un grand renversement des valeurs est à opérer. Il ne s'agit pas de rendre à la femme sa place dans la civilisation masculine. C'est l'homme qui doit être remis à sa place, dans un nouveau matriarcat spirituel. Les qualités mêmes de l'homme, autant que ses défauts, le désignent pour une place subordonnée dans la société. Le technicien, l'ingénieur, le spécialiste n'est pas fait pour diriger une affaire à lui seul.

Le problème de la vraie place des diverses composantes de l'humanité n'a pas encore été résolu, ni même franchement abordé dans son ensemble. La découverte de la valeur "Jeunesse", par exemple, s'est faite dans le tumulte, l'exagération, la confusion. On a pris à peine le temps de distinguer entre jeunesse masculine et féminine. La condamnation de la "gérontocratie" a été brutale et sans nuances. De même, d'un féminisme incomplet, et mal conçu parce que politique, on est passé dans certains pays à un scandaleux étouffement du génie féminin. Ce serait, certes, un grand progrès dans l'humanité d'aujourd'hui si elle savait fixer à peu près, sans exagération frénétique, la vraie place et le vrai rôle de la jeunesse. Nous ne nous mêlerons pas de cette délicate question. Essayons au moins, pour nous borner à notre sujet, de préciser la manière dont nous concevons la place de la femme dans la société et de dire en quel sens et dans quel domaine il nous paraît que la femme doit régner, puisque l'homme ne peut, par les limites de sa psychologie, prétendre qu'au gouvernement et au pouvoir exécutif.

La femme n'est pas une spécialiste, elle n'aime pas spontanément la technique, l'utopie, le jeu spéculatif ou artistique pur ; elle ne s'intéresse pas à la politique au sens étroit. Elles n'est pas tournée vers les choses, vers la création impersonnelle selon les lois des choses. Ses pensées, ses mouvements se distinguent moins nettement que les pensées de l'homme de ce que l'on pourrrait appeler sa "conscience vitale (2)". C'est pourquoi on lui a reconnu souvent le génie de la Vie, l'homme ayant le génie de l'Esprit (3). On sait combien une femme qui exerce un métier le prend à cœur et a de peine à séparer ses soucis de métier de ses soucis privés. La tension qui en résulte est souvent pour elle épuisante. La notion même de "valeur de vie", distincte de la sensibilité corporelle, est une idée féminine. Dans le souci et l'amour maternel, la femme apprend beaucoup plus tôt et plus profondément que l'homme à s'oublier, à se consacrer à des êtres différents d'elle et pourtant mystérieusment reliés à elle, par quoi elle se rattache de proche en proche à toute la vie. D'autre part, de longues heures au foyer domestique, de longs travaux qui exigent une bonne organisation d'ensemble et qui lui laissent le temps d'observer les milieux humains, et non pas seulement les choses ou les milieux professionnels, lui donnent l'habitude d'un univers petit, mais complet, qui a ses fins, son destin, son sens en lui-même et non en dehors de lui, comme les affaires trop vastes auxquelles l'homme participe. Elle cherche le sens et non les causes. Elle se désintéresse des explications pures pourvu qu'elle comprenne ou qu'elle sente le sens religieux de la vie. C'est par là qu'elle est désignée pour le Pouvoir spirituel, parce que le Pouvoir spirituel est essentiellement religieux.

Paradoxe, reconnaissons-le, de refuser aux hommes ce pouvoir spirituel, alors qu'ils triomphent pourtant dans la culture spirituelle pure. Mais paradoxe seulement apparent. La Science, le Droit, l'Art, la Politique correspondent à de grands dieux, mais non au principe divin, au cœur de la réalité. On ne peut confier la direction de l'humanité à des académies de savants, d'ingénieurs, d'artistes, de Machiavels ou de juristes. La véritable religion, et, par suite, l'esprit qui doit régner, est plus près de l'Eternel Féminin, de la Grande Déesse et de son mystère. Dieu n'est ni homme ni femme. Mais, trop souvent, même le Dieu raffiné des philosophes garde encore quelque chose de masculin. Pour rétablir la balance, il n'est pas mauvais de s'exercer à penser à Elle, la Déesse-Mère, autant qu'à Lui, le Principe ou l'Etre suprême. Goethe a su ajouter, à la conclusion masculine de son Faust - l'apologie de l'action technique - une conclusion féminine : le salut par l'Eternel Féminin. Un Olympe de spécialistes, avec des dieux guerriers, marchands, forgerons, ne peut prétendre à diriger la marche tâtonnante de l'humanité. Parcequ'il est plus près de la vie, l'esprit féminin possède tout le sérieux qu'exige le pouvoir de direction : il ne joue pas avec les choses sacrées, il se dévoue pour elles. Il ne s'amuse pas avec la force, que l'homme aime dangereusement pour elle-même. Il essaie toujours de se servir de la force pour protéger, et non pour détruire. Il essaie de rendre le Pouvoir temporel bienfaisant.

Le polythéisme mascullin, par un effet d'interférence, laisse trop souvent l'homme incertain sur la route à suivre. Les objets ayant pour lui de multiples valeurs et significations, il joue autour d'eux avec une excessive liberté. La femme, asservie à l'instinct vital, voit le monde comme un système de devoirs, et de devoirs bien définis, plutôt que comme un système de choses.

Cest ce que remarque ingénieusement le physiologiste J.B.S. Haldane (4) : "La réalité d'une fleur pour l'abeille consiste plutôt en : "miel à sucer", "pollen à amasser", qu'en la forme, couleur ou odeur de cette fleur. Or, dans notre propre espèce, ceux qui sont engagés dans des formes simples et primitives d'activité semblent vivre dans un monde assez semblable au monde de l'abeille. La mère d'une nombreuse famille, travaillant dur, est capable, jusqu'à en devenir un peu irritante, de savoir en toutes circonstances la chose à faire. Elle n'y manque pas dans sa conduite. Mais elle a tendance à être également assurée sur le devoir des autres, d'où une certaine étroitesse dans ses idées morales." L'épigramme ne se retourne-t-elle pas contre l'homme ? Définir une route, c'est toujours, par définition, marquer une surface étroite, mais sur laquelle le voyageur avance plus loin que s'il se donne la liberté d'essayer toutes les fondrières. "Les primitifs, continue Haldane, semblent généralement savoir, eux aussi, la chose à faire en toute circonstance. Des traditions morales détaillées occupent dans leur vie la place de l'instinct dans la vie animale. En rejetant ces traditions, nous sentons une sorte de nudité morale que nous essayons de couvrir de mille façons, et pas toujours très heureusement." Mais la femme, doi-on ajouter encore, a beaucoup moins souffert de la perte de ces traditions parce qu'elle est restée, par la maternité, servante de l'instinct. Elle est, par là, voyante, prophétesse, guide. Elle sait toujours le secret que les hommes ont perdu.

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Cette utopie, ce rêve d'un pouvoir spirituel féminin n'est peut-être pas destiné à rester un pur rêve. C'est une utopie sans doute, mais qui n'est pas sans racines dans la réalité, ni dans l'Histoire, puisque des régimes de matriarcat et de gynécocratie on existé. Or, tout ce qui a existé a des chances solides de reparaître sous des formes neuves. Nous n'en sommes plus, comme au XIXe siècle, à nous imaginer que l'humanité, dans une marche rectiligne, a définitivement laissé derrière elle de grands phénomènes comme l'esclavage, les empires à base religieuse, les déplacements de peuples, les grandes peurs, les crises mystiques collectives. Nous autres civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles - mais nous savons aussi que des choses que l'on croyait des vieilleries périmées sont toujours prêtes à renaître. Les bonnes choses, presque sorties de la mémoire humaine, peuvent reparaître comme les mauvaises.

Le matriarcat, sous sa forme ancienne, était-il une bonne chose ? Pas entièrement, sans doute, puisqu'il a partout été remplacé par des régimes à base masculine et patriarcale. Mais, encore une fois, il a existé. Dans l'ensemble, des peuples dits asianiques, et, d'une manière générale, dans toutes les civilisations préaryennes et présémitiques, localisées dans l'Asie Mineure et les régions méditerranéennes, avant l'arrivée des invasions indo-européennes venant du nord, et sémitiques venant du sud, chez les Lyciens, les Cariens, les Pélgages, les Crétois, les Egyptiens, on découvre de nombreuses traces d'un régime social, juridique et religieux tout différent du régime gréco-romain à base patriarcale. Bachofen, dans une œuvre remarquable parue en 1861, et qui a été remise à la mode en Allemagne après 1918, sans malheureusement avoir été comprise, a reconstitué, en romantique intuitif autant qu'en historien sérieux, ce monde disparu, ou plutôt ce qu'il considère comme un âge de toute l'humanité, comme une étape générale de la culture. Son œuvre, pour l'essentiel, n'est pas reniée par la science historique contemporaine, qui a découvert maintes autres preuves du matriarcat primitif. Hérodote, par exemple, rapporte que les Lyciens, entre autres, donnaient aux enfants, non pas, comme les Hellènes, le nom de leur père, mais celui de leur mère. Le rang de l'enfant dépendait du rang de sa mère. La fille était seule héritière. La religion préhellénique exprimait cette primauté de la mère, et en même temps, par le prestige religieux qu'elle donnait à la femme, plus naturellement douée d'intuition religieuse et maîtresse des cérémonies et du culte, elle expliquait le maintien de sa souveraineté malgré la force physique supérieure. La mère terrestre était regardée comme l'image de la Grande Mère, et en même temps comme sa prêtresse, savante en ses mystères, et, de mère à fille, la consécration religieuse se transmettait. Les mystères dionysiaques et orphiques, avec le sens de l'au-delà, l'union mystique et orgiastique des fidèles et du dieu, ne représentent pas de troubles images, qui s'élèvent en un temps de décadence pour voiler le pur ciel hellénique, c'est tout au contraire cette religion qui est primitive et qui s'efforce de reparaître sous le placage superficiel de la religion olympique, masculine, aristocratique, sacrifiant à la clarté des formes le clair-obscur mystérieux des espérances religieuses. La religion primitive correspond au stade matriarcal de la société. Elle exprime le génie de la femme, pour qui le sensible et l'hypersensible sont inéparables, et qui sent au plus profond de sa chair, dans une intuition supérieure à la sagesse, l'éternel "Meurs et renais" de la Nature.

Une femme, Diotime, l'étrangère de Mantinée, née d'une souche préhellénique, et ayant reçu l'héritage des anciens mystères, est seule capable de révéler à Socrate, le sage de l'Attique, les plus grands secrets, pour lesquels l'amour doit précéder la connaissance.

A quelle culture aboutissait ce droit et cette religion matriarcale ? Il est difficile de le savoir, puisque tout a été submergé par le flot des peuples à culture patriarcale. On peut d'abord soupçonner qu'elle était plus pacifique que celle de ses vainqueurs. On peut entrevoir également quelques autres de ses caractères. Par le culte de la Grande Déesse, Mère et Terre tout à la fois, elle révèle un sens plus profond de l'unité de toute vie, et de l'harmonie du Tout. Elle ressent plus profondément - cela apparaît dans ses mythes - le drame de la mort et la nostalgie de la résurrection. Elle tourne ses regards vers la nature, la terre, plutôt que vers le ciel, vers les puissances chthoniennes plutôt que vers la lumière éthérée. Elle paraît orientée donc, en un sens, vers la matière plutôt que vers l'esprit, vers les vertus pratiques plutôt que vers l'héroïsme, vers la protection et l'embellissement de la vie plutôt que vers l'invention ou la technique, vers la culture de la terre et l'édification de murs protecteurs plutôt que vers l'aventure guerrière et les conquêtes spirituelles. Et, cependant, elle connaît l'exaltation la plus frémissante de l'intuition religieuse et du sens de l'au-delà. Seulement, elle y cherche encore la vie et l'amour, une chaleur encore humaine et terrestre et non la lumière froide d'un Olympe orgueilleux. En somme, la culture matriarcale était à la fois réaliste et mystique, en quoi elle contrastait en somme honorablement avec la culture masculine, idéaliste et superficielle.

A une époque beaucoup plus tardive, après une longue durée du régime viril et patriarcal se répandirent dans tout l'Empire romain, symptôme et signe annonciateur d'un renouveau spirituel et d'une grande aspiration, les cultes de l'antique Cybèle asiatique et de l'Isis égyptienne. Les femmes, très vraisemblablement, ont contribué pour beaucoup au succès de ces déesses qui répondaient si bien à leurs âmes (5). La résurrection d'une spiritualité féminine préparait ainsi la spiritualité chrétienne. Il est en tout cas vraiment remarquable que presque tous les mystères païens, ceux de Dionysos, de Déméter, de Cybèle, d'Isis - à la seule exception de ceux de Mithra - soient si profondément marqués du génie féminin. Quant au Christianisme lui-même, les valeurs nouvelles qu'il opposait aux valeurs païennes - au lieu des honneurs, du succès civique, de la gloire par la rhétorique, de la culture, du triomphe politique ou du triomphe militaire, l'amour, la paix, la chasteté, les biens mystiques, l'humilité - les valeurs nouvelles sont des valeurs féminines, et pas du tout, comme le prétend Nietzsche, des valeurs serviles. Dans l'image du Christ, dès les premières générations chrétiennes, s'opère, comme le remarque avec profondeur Masson-Oursel (6), "la synthèse longtemps cherchée de Dieu selon les Sémites et de Dieu selon les Egéens ou les Asianiques : si Yahvé est l'immédiate approximation de Dieu le Père, les Dieux qui souffrirent pour sauver l'humanité, qu'ils fussent Phrygiens, Syriens ou Egyptiens, ont préparé la notion de Dieu le Fils". Et, comme ces Dieux souffrants sont nés au sein de religions matriarcales, on peut donc dire que le Christ doit beaucoup au principe féminin.

Les femmes ont été souvent, contre les hommes et les pères de famille, les vraies porteuses du Christianisme. Celse le montre par un tableau pris sur le vif : "Dès qu'ils [les propagandistes chrétiens] peuvent prendre à part les enfants ou quelques femmes aussi dénués de bon sens qu'eux-mêmes, ils se mettent à étaler leurs merveilles : "Il ne faut pas écouter le père, ni le précepteur..." Si, pendant qu'ils parlent de la sorte, survient quelque personne de poids ou le père lui-même, les plus circonspects prennent peur et s'égaillent... Les plus effrontés chuchotent qu'en présence de leur père, ils ne peuvent rien leur apprendre de bon, mais que, s'ils veulent savoir, ils n'ont qu'à laisser là les pères et précepteurs, à venir avec les femmes et leurs camarades de jeu dans l'appartement des femmes, dans l'échoppe du cordonnier, et c'est là qu'ils recevront la sagesse parfaite." Les trois catégories principales de chrétiens sont les femmes, les jeunes, les simples sans culture, contre les pères et les précepteurs. De même Libanius, l'ami de l'empereur Julien : "Quant à vous autres Chrétiens, on vous parle d'un Platon, d'un Pythagore, voilà que vous alléguez votre mère, votre femme, votre intendante."

Les mystères de Mithra, qui ont longtemps presque concurrencé la fortune du Christianisme, ont représenté le virilisme agressif, tandis que le Christianisme exprimait une humanité balancée, féminine-masculine. A l'apogée du Moyen-Age, au XIIIe siècle, la femme et la mère reparaît, dans sa beauté harmonieuse et naturelle, au travers de la Vierge byzantine. Au XVIe siècle, de nouveau, les femmes ont pour beaucoup contribué au succès de la Réforme. Elles ont eu le souci d'une véritable élégance morale, par réaction contre les rodomontades masculines et les mœurs féodales grossières.

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Mais, pensera-t-on, le "féminisme" aujourd'hui, ne représente-t-il pas tout ce qui n'est pas grossièrement utopiste dans la promotion de la femme ? Et ce "tout", ajoutera-t-on peut-être, ne s'est-il pas révvélé bien peu de chose ? Disons nettement que le "féminisme" n'est absolument pas dans la ligne de ce dont nous rêvons. Quand quelques intellectuelles sont accueillies dans les conseils politiques des mâles, quand les femmes reçoivent le droit de déposer un bulletin de vote, et de choisir entre deux partis de mâles, bref, quand on les admet à l'honneur de faire marcher le moulin de la politique masculine, il est aussi absurde d'attendre de ces réformes une expression de l'âme féminine, un rafraîchissement de l'humanité, que d'attendre l'apparition de la Nymphe des eaux à la sortie de la turbine.

Lorsque les ouvriers ont voulu s'affirmer en face des bourgeois, ils se sont vite aperçus que la condition pour cela, c'était de se refuser farouchement à remplir de leur vin nouveau les vieilles outres bourgeoises, c'était d'entrer dans la lutte comme une force autonome, comme un être nouveau. De même, pour que les femmes recommencent à compter dans l'humanité, elles doivent s'abstenir avec soin de tout féminisme politique. Au lieu de réclamer une misérable égalité avec les hommes, une plus misérable liberté à la mode des hommes, elles doivent réclamer la liberté de leurs propres valeurs.

Il est remarquable que le mouvement féministe n'ait pas été la suite d'une véritable découverte de la valeur "Féminité". La découverte de la valeur "Jeunesse", disions-nous, s'est faite dans le tumulte et l'exagération, mais, enfin, il s'est bien agi d'une découverte enthousiaste, comme celle qui accompagne l'avènement d'un style artistique ou d'un espoir social nouveau. On s'est rendu compte, parfois avec assez de netteté, et les jeunes générations en ont elles-mêmes pris conscience, de tout ce qu'il y avait d'original, d'irremplaçable dans la "qualité juvénile" de l'homme. Le monde de l'enfance, après avoir été senti dans son charme et sa qualité par les Romantiques, a de même été surabondamment et parfois pédantesquement étudié par une foule de spécialistes. Les mouvements de jeunesse, d'une part, une rénovation de la pédagogie, d'autre part, ont été la suite de ces découvertes. Mais on ne voit absolument rien de tel pour la femme. Le féminisme a été un mouvement politique sans découverte préalable d'une valeur, il n'a pas été un élan qui poursuit une vision. Il a été une revendication d'égalité, et cette notion toute quantitative d'égalité manifeste bien son caractère superficiel, sa méconnaissance des valeurs en jeu. Il a été la revendication d'un droit, d'un avoir, et non une affirmation d'être, annonçant qu'un rôle nouveau allait être tenu. La femme voulait les mêmes droits sociaux et politiques que l'homme, et c'était à la fois trop et trop peu. La femme, en un sens, est plus que l'homme ; c'est trop d'humilité, pour elle, d'accepter la société et l'Etat tels que l'homme les a faits, de réclamer simplement sa part sans exiger d'essentielles modifications de structure et d'esprit.

La femme n'est pas à sa place dans la politique pure, ou même d'une manière générale dans le Pouvoir temporel ; elle a tout à perdre à s'y risquer. Rien de plus attristant que de voir les femmes se fourvoyer dans la cuisine des partis. Leur voix détonne dans les réunions et dans les assemblées. Elles y sont vidées de leur force, dépouillées de leur génie.Leur influence ne peut s'exercer que par le moyen d'une institution propre, avec lequel le Pouvoir temporel devra nécessairement compter, comme il compte avec l'opinion quand elle est organisée et qualifiée. Par essence, le Pouvoir spirituel est supérieur au Pouvoir temporel, il doit donc en être distinct, se situer à un niveau et à un point de vue nettement différent. Il doit poser hardiment, relativement à lui, ses exigences et ses veto. Il ne doit pas non plus lui donner d'ordres comme s'il était simplement un degré supérieur dans une hiérarchie homogène. Il doit faire régner sur lui une certaine atmosphère. Même si l'on n'admet pas que la puissance soit par elle-même un mal, suivant la thèse de Tolstoï et de Burckhardt, c'est incontestablement un grand mal quand, sous la forme d'un Etat aux soucis purement temporels, elle prétend régenter le droit, la religion, l'esprit et la vie. Un véritable homme d'Etat, bien au delà de sa responsabilité convenue et constitutionnelle, se sent responsable, responsable devant quelqu'un ou quelque chose qu'il est aujourd'hui difficile de préciser, qu'il se représente parfois comme le jugement de l'Histoire et qui s'incarnerait justement dans un Pouvoir spirituel féminin.

Ce n'est évidemment pas devant la femme que l'on peut demander à l'homme de se soumettre, c'est devant les valeurs qu'elle incarne. L'autorité inverse de l'homme, devant la femme, ne se justifiait de même que dans la mesure où l'homme représentait un idéal supérieur, où il était pour l'ensemble de l'humanité un guide et une lumière, dans la mesure où il ne tombait pas dans l'idolâtrie de la technique ou d'un pseudo-esprit qui n'est plus que l'automatisme de la science. Si l'homme se révèle, dans l'état actuel de la civilisation, plus apte au Pouvoir temporel, qu'il l'exerce donc, mais qu'il accepte alors le rang qui appartient par essence à ce pouvoir. S'il laisse non remplie, ou insuffisamment remplie, la place du Pouvoir spirituel, qu'il souffre alors qu'une autre des composantes de l'humanité reprenne l'indispensable mission.

Il n'est pas scandaleux que la femme, étant "maîtresse de maison" avec l'assentiment général, soit maîtresse de maison aussi sur le plan de la vie nationale et internationale. Elle tiendra ce rôle plus vaste aussi naturellement que le premier, parce qu'il est de même ntaure. L'exercice du pouvoir féminin n'obligera aucune femme à se brûler le sein, comme les Amazones, pour tirer de l'arc. Le pouvoir féminin sera plutôt l'éternelle vigilance d'une pensée, inséparable de la vie quotidienne. En une flamme unique se fondront tous les sentiments qui ne cessent de brûler à toutes les heures de l'existence d'une femme dans sa maison, pendant qu'elle cuisine, allaite, coud, veille sur le sommeil agité d'un enfant malade, songe à l'avenir dans le silence du foyer, quand le mari est à son métier et les grands enfants à l'école. L'homme "travaille dehors" ; il est "hors de chez lui" dans tous les sens du mot. Il est, à son propre foyer, toujours un peu un hôte, un passant. On ne peut croire que le siège normal de l'humanité soit l'usine, le bureau, ou la salle de Parlement. Les hommes qu'on y trouve ne sont pas « chez eux ». Comme c'est la femme que l'on trouve - ou que l'on devrait trouver si le grave abus du travail féminin prenait fin - « chez elle », c'est bien à la femme, rien que par avantage de lieu, que devrait revenir la direction de toute la Maison.

Les femmes, comme puissance sociale dans les temps modernes, ne sont guère intervenues - et surtout chez les peuples anglo-saxons - que sous la forme vague de l'opinion publique. Il est assez fréquent d'entendre un homme politique anglais ou américain maudire de bon cœur ce fléau que serait "l'opinion des vieilles demoiselles". On les accuse volontiers de peser d'un poids dangereux sur la politique, de manifester un idéalisme sans nuances et un ascétisme à l'usage du prochain qui déguise mal un fonds de ressentiment. Les "vieilles filles" sautent d'un pacifisme qui se bouche les yeux et les oreilles à un bellicisme de chat enragé. Quand elles prétendent forcer les hommes à la sobriété et à la vertu, elle le font avec si peu de mesure que les prohibitions qu'elles imposent aboutissent à des faillites comme celle de la prohibition américaine.

Notre sentiment est que ces accusations sont très exagérées. Les politiciens crient, parce qu'ils préfèrent vaquer à leurs affaires tranquillement. Quoi de plus naturel ? L'opinion publique féminine est probablement, au contraire, un des facteurs essentiels et peu aperçus de la solidité sociale des Scandinaves et des Anglo-Saxons, de leur souplesse d'adaptation, de la moralité relative de leur politique. Seulement, il est normal que l'action continue, invisible, de l'opinion féminine ne signe pas ses bienfaits comme elle signe ses quelques erreurs. C'est, au contraire, en partie l'effacement social des femmes qui semble être pour quelque chose dans le manque de sérieux politique des peuples latins. Mais admettons même la justesse de ces accusations. Ce n'est qu'une raison de plus pour souhaiter que l'on organise au plus vite cette opinion diffuse et irresponsable.

Mais, se demandera-t-on alors, comment un Pouvoir spirituel séparé du Pouvoir temporel, et qui ne serait guère autre chose, en fait, qu'une opinion publique organisée, manifesterait-il une efficacité quelconque, au moment où l'humanité en aurait le plus grand besoin, c'est-à-dire en cas de crise internationale ou sociale ? Les liens établis, les Internationales religieuses et politiques sautent très vite à de tels moments, l'expérience l'a montré. Le pouvoir féminin n'éclaterait-il pas de même, selon ses clivages nationaux ou sociaux ? D'ailleurs, que pourraient faire les femmes, même si elles obéissaient à des mots d'ordre purement féminins ? Pleurer dans la rue comme aux funérailles corses ? Se coucher sur les routes ou sur les voies ferrées pour empêcher les départs ? Se jeter entre les deux partis en lutte à la façon des Sabines ? Nous répondrons : "Pourquoi pas ? " Et, même si le pouvoir féminin est trop faible pour résister à la pression, du moins s'ajoutera-t-il à toutes les forces les meilleures à l'œuvre dans l'humanité et donnera-t-il une chance supplémentaire contre le triomphe de la folie ou de la sottise. Une catastrophe historique résulte de l'addition de mauvaises chances. Augmenter les éléments favorables, ce n'est pas supprimer toute possibilité de désastre, c'est en diminuer la probabilité. Les femmes, quand elles sentent l'essentiel menacé, sont capables d'un héroïsme très différent de l'héroïsme masculin. A la violence de l'instinct maternel et de l'amour inquiet, elles ajoutent un sentiment très particulier, que Bernard Shaw a bien peint dans sa Sainte Jeanne, et qui est l'indignation du bon sens. Devant un désastre prochain, quelque chose dans l'homme s'intéresse obscurément à l'aventure : le spécialiste qui est en lui se résigne très vite, s'il voit poindre la possibilité d'un jeu, d'une expérience technique. Les femmes, au contraire, se sentent atteintes dans leurs entrailles, et elles n'ont aucune envie de plaisanter.

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Nietzsche, sur tout ce qui touche aux valeurs vitales, est responsable d'une grave confusion. Mettre comme lui l'accent sur la valeur de vie, dénoncer une civilisation devenue creuse et vulgaire parce qu'elle s'est détachée de la vie et de la noblesse vitale, mépriser l'esprit quand il n'est pas "né du sang", prêcher le "sens de la terre" - tout cela, il semble, devrait normalement conduire à souhaiter qu'augmente la part du génie féminin dans l'humanité Pourquoi donc considérer une culture exclusivement virile comme l'expression naturelle de la foi en la valeur de vie ? C'est la femme, au contraire, nous l'avons vu, qui, de l'aveu général, a le génie de la vie. C'est l'homme qui, par une sorte de péché originel attaché à son sexe, au rôle d'aventurier qu'il remplit dans l'espèce, détache toujours l'esprit de la vie, en se consacrant à la guerre, à l'industrie, à l'art, à la politique, sans égard pour la sève vivante, pour le lait et le sang qui alimentent toutes ces activités.

Laissons aux psychanalystes le soin d'expliquer cette curieuse confusion entre virilisme et vitalisme, que l'on retrouve chez d'autres écrivains que Nietzsche et que l'on trouve même, malheureusement, chez de nombreux peuples. Contentons-nous de marquer nettement l'erreur commise, erreur sur laquelle un historien et un mythologue auraient aussi leur mot à dire - car, enfin, Nietzsche n'a pas eu la main heureuse - ou plutôt, il a, malgré lui et inconsciemment, corrigé son erreur en la trahissant - lorsqu'il a redécouvert Dionysos contre Apollon et Socrate, Dionysos, le Dieu aimé des femmes, appartenant au cycle des divinités chthoniennes et matriarcales.

Les vertus héroïques, les valeurs de noblesse virile sont en elles-mêmes informes, indéterminées, relativement aux valeurs de vie au sens religieux du mot : elles attendent de ces dernières leur emploi et leur direction. A. Comte, sur ce point, avait été beaucoup plus profond que Nietzsche.

Tönnies, féru comme tant d'autres Allemands - sa construction sociologique ne fait qu'exprimer une vieille idée germanique - de communauté vitale, par contraste avec la société rationnelle, a, lui du moins, le bon sens de mettre l'esprit féminin du côté de la communauté vitale, l'esprit masculin du côté de la société rationnelle. Et, dans la philosophie de l'Histoire moderne, il considère le Moyen-Age comme d'esprit féminin - avec l'attachement à la terre et au métier, la vénération, le respect de la coutume - tandis que l'époque moderne, reposant sur la réflexion, le calcul, la spéculation, est pour lui d'esprit masculin.

Faire une communauté essentiellement virile, tel a été l'idéal impossible, le cercle carré, la faute monstrueuse et tragique de l'Allemagne nazie. Harmoniser la communauté vitale féminine avec la société rationnelle et masculine, déterminer celle-ci par celle-là, tel est, au contraire, le problème de notre temps. La direction ne peut être donnée qu'au nom du sentiment général de la Vie, conçue non comme une vitalité organique brutale et impérieuse, mais comme une harmonie totale de l'existence. Puisque c'est la femme qui est porteuse de ce sentiment général, qui possède ce sens fondamental, c'est à la femme qu'il revient de suspendre l'indétermination des valeurs viriles, héroïques ou techniques, c'est à la femme que revient le Pouvoir spirituel, à l'ombre duquel les vertus masculines s'épanouiront d'autant mieux qu'elles auront retrouvé leur place et leur rang.


(1) Cet essai a été écrit en captivité.

(2) Dans son intéressante étude Uber Scham und Schangefühl, M. Scheler montre comment il résulte de cette "conscience vitale" de la femme une certaine impudeur psychologique. La femme parle plus volontiers des sa vie privée et s'occupe de la vie privée des autres. Elle détache la vie de la sensualité mieux que l'homme, qui, lui, détache, plus que la femme, l'esprit de la vie.

(3) Cf., par exemple Heymans, Psychologie des femmes.

(4) Possible Worlds, p. 284-286

(5) On est obligé de noter, pourtant, que plusieurs de ces cultes orientaux, surtout les cultes d'Attis, comportaient curieusement un élément antiféminin. Le féminin est, comme le corps, "un vêtement de honte". Cet élément existe aussi dans le Christianisme primitif. On le trouve non seulement dans les Evangiles apocryphes (c. Leisegang, Di Gnosis, p. 135), mais dans les Epîtres de saint Paul.

(6) La philosophie en Orient (dans l'Histoire de la philosophie, d'E. Bréhier), p. 24.


    (source : https://www.jstor.org/stable/41087283?seq=1#page_scan_tab_contents )